Le paysage chavire bizarrement. Je regarde la table et la bouteille de vin dangereusement vide. Pourtant, ça ne m'inquiète pas. J'ai eu pire soirée. Pour être complètement honnête, cette dernière est la meilleure depuis longtemps. Je ne sais pas si c'est l'alcool qui brouille mon jugement ou bien le personnage qui me tient compagnie à l'autre bout de la table. Lui aussi semble assez arrosé d'ailleurs. Rien qu'en n'y pensant, j'étouffe un rire... qui en déclenche un venant de mon fidèle compagnon. Un cycle vicieux s'installe et cinq minutes plus tard, on se retrouve dehors, essoufflés et avec des crampes colossales aux abdos. « Oh mon Dieu Lou, j'en peux plus... » Je laisse échapper un petit rire, même si je suis à bout de souffle. Ce type me tue à chaque fois que je le vois. On est pire que des gamins ensemble. La preuve, on vient de se faire virer de notre pub hebdomadaire. « Moi aussi. Attend. Respire à grands coups. » Je m'approche de lui et pose une main sur son dos, histoire de le supporter dans sa douleur. Quelques minutes plus tard, le froid reprend ses droits et nous enlève la chaleur dégagée par les heures passées dans le pub. On marche, côte-à-côté, sans but recherché. Nos jambes nous emmènent je ne sais où. On se laisse aller et ça fait tellement de bien. Je ne pense plus aux factures qui m'attendent à la maison, ni au six cents messages que m'a envoyée Ellie ces derniers mois. Tous les maux se sont évanouis avec l'alcool. Ou est-ce quelque chose d'autre ? Quelqu'un d'autre ? Je tourne la tête vers Andrew pour répondre à ma question. Son visage est serein. Ses yeux regardent l'horizon sans vraiment s'en soucier. Il est si calme. Imperturbable. Et ce, même quand nous ne buvons pas une bouteille entière de pinard. Je le trouve beau comme ça. Si seulement j'étais comme lui. Si seulement... « Hey, ça va ? On dirait que t'es pas en forme. » Je sursaute lorsque mes pensées névrosées s'interrompent nettes. Andrew pose un regard scrutateur sur moi. Je rougis légèrement. Sil savait à quoi je pensais... Je me moque intérieurement. « Louise. » Mon prénom en entier sortant de sa bouche est inhabituelle. Il a l'habitude de m'appeler Lou. Je le lui avais ordonné lorsqu'on s'était rencontré pour la deuxième fois au magasin de comics. Je n'aime pas les devinettes, ni les questions à propos de ma vie, alors il a sur retenir toute mon intention, le ventre noué. Il s'arrête. Moi aussi. « Tu peux me dire si ça va pas tu sais. J'aime bien rire avec toi, j'aime bien nos délires, mais je peux aussi t'aider... si jamais t'es pas bien, mentalement... je veux dire -fuck- si t'as quelque chose qui te pèse sur le cœur. » Je n'aime pas parler de mes problèmes, c'est justement ça le problème. J'intériorise et je me plains après. Je fuis du regard, comme je sais si bien faire. Une pro en esquive. « Non, t'inquiète, tout va bien. Je suis juste un peu fatiguée je pense. » Je lui souris. Hypocrite. Les gens ne devraient pas s'inquiéter pour moi, je n'en vaut probablement pas la peine. « Ok, comme tu veux. » Je vois bien qu'il ne me croit pas une seconde, mais je continue de faire l'innocente. Et puis, sa main vient caresser gentiment ma joue qui s'électrifie au contact. Je retiens mon souffle pendant plusieurs secondes, jusqu'à ce qu'il me sert contre lui et enroule son bras sur mes épaules. Et dans un infime espace de temps, je sens ses lèvres frôlées les mienne. Autre choc électrique. Les choses avancent rapidement. Mon cœur peine à battre. Attends, peut-être qu'il y a toujours l'espoir qu'il ne m'aime que comme une sœur. Et dire que je rêvais qu'il m'embrasse il n'y a pas plus de dix minutes... Que veux-tu donc Lou Anderson ? C'est simple. La voix la moins compliquée. Et pour moi, la moins compliquée, c'était être pote avec Andrew. Lui et moi... je ne peux pas. Ça me fout les tripes en charpie rien que d'y penser. Et le fait d'être ainsi prouve qu'Andrew n'a rien à faire avec moi. Je ne vaux rien. Je suis juste une adulte avec le cerveau d'une petite fille, névrosée et addict à la flemme. Un peu trop brutalement, je me débarrasse de sa chaleureuse embrasse. Pincement au cœur. Une petite voix me dit de ne pas faire ça, mais la peur balaye tout sur son passage. « Je vais rentrer, je suis désolée. Je suis très fatiguée, alors je vais rentrer. A la prochaine. » Pas un regard vers lui -sinon je craquerai- et je pars le plus loin possible. Je m'arrête. « Et merde. » Et des larmes coulent sur mes joues rosies quand je puisse les arrêter. J'ai honte. Je suis en colère contre moi-même. J'ai mal au cœur. Cette fois, je n'encaisse pas.