Il ne sait pas pourquoi.
Mais ça l'a pris comme ça. Comme un étau sur son coeur. Comme un étau dans sa tête, au centre de son crâne. À broyer des idées, à broyer du noir. Seul dans sa chambre, les volets clos ou peut-être la nuit déjà tombée. Il fait noir. Dans l'appartement. Dans ses yeux. Lev a l'impression d'étouffer.
Y a des images d'elle qui viennent comme des électrochocs. Bousculer son amygdale, lui filer fièvre et angoisse, adrénaline et nausée. Tout en même temps. Comme un trop plein, il a l'impression qu'il va exploser. Ou imploser, plutôt. Il lui envoie un bref message. Plutôt un appel au secours déguisé. Ce soir 22h au Darcy's ? Envoyé. Rapide, clair et efficace. Clyde. Son pansement, son médicament, l'ange pour l'emmener loin de ses tourments. C'est égoïste de l'appeler ce soir, quand il en a plus que besoin. Mais il a peur de ne pas tenir le coup, sinon. Ça fait quatre ans qu'il s'est fait briser le coeur; il a l'impression que ça remonte à quelques heures. Tant la blessure est encore là. Il se souvient de tout, il l'a encore au bout des doigts. La douleur au creux des reins comme l'on abat un chien. Le mensonge, l'illusion, la comédie. L'égo déchiré, la fierté piétinée. L'amour propre ? Jetée, cramée, ruinée. Tout à la poubelle.
Il se lève. Commence à se préparer. Reste une demie-heure sous l'eau brûlante de la douche. Lorsqu'il en sort, il croise son regard sombre dans le miroir. Il se trouve étranger. Est-ce que Clyde l'a reconnu, quand il est revenu ? Est-ce qu'il n'a pas trouvé qu'il avait changé ? Que quelqu'un l'avait salement abîmé de l'intérieur ? Et pourtant, le prénom d'Aurore restera une merveille à ses yeux. Un trésor. Dérision.
Oui, rien de mieux que les bras d'un homme pour oublier une femme. Et son plus séduisant antidote porte un prénom aux sonorités marines. Comme l'ancre à laquelle il s'accroche. Comme la tasse qu'il boit à chaque fois qu'il se rend compte qu'il l'apprécie trop. Oui, son médicament a un prénom.
Clyde Ocean.

Il ne sait même pas s'il va venir. Il l'espère très fort, au fond de lui. Un peu sans se l'avouer. Beaucoup sans lui avouer à Clyde, surtout. Comme une sortie entre deux potes fidèles. Qui sont plus que deux potes et qui sont loin d'être fidèles. Pause.
C'est quand, assis à sa table, esseulé mais bien dans sa solitude provoquée, qu'il remarque la silhouette qui s'assoit en face de lui qu'il sourit enfin. Et qu'il sourit vraiment. Il relève ses yeux sombres vers les prunelles claires de Clyde. Il ne peut pas s'en empêcher. De trouver sa voix enjôleuse et son sourire charmant. D'avoir envie de passer ses mains dans ses boucles brunes. Il essaie de ne pas y penser, mais il y pense quand même. Parce que Lev, il n'a jamais eu vraiment beaucoup de volonté intérieure. Le russe ne répond pas tout de suite. Comme s'il voulait attendre un peu. Profiter du moment suspendu. Il détaille son visage, il détaille ses iris, il détaille ses mimiques. Puis, il lui répond enfin, sortant de son mutisme amusant. « bien et toi ? » ment-il doucement sur le même ton. Avec une facilité dérisoire et désarmante.
Parce que non, bien sûr que ça ne va pas. Parce qu'il sait aussi que pour Clyde, ça ne va pas non plus. Qu'ils se sont trouvés, y a quelques années, au bon moment. Deux navires à la dérive qui se sont accrochés l'un à l'autre pour ne pas s'échouer. Sans savoir s'ils se guident ou s'ils se coulent mutuellement. Mais Lev aime bien cette tension douce et irrésistible entre eux. Comme un non-dit, un secret – leur secret. Il se penche un peu en avant. Ses yeux cherchent les siens dans un jeu auquel il n'a plus joué depuis un moment avec lui. « qu'est-ce que tu bois ? c'est moi qui t'ai fait venir, alors c'est moi qui offre. » Clin d'oeil. Voix un brin séductrice. Lev se sent déjà mieux. Peut-être que ce n'est que temporaire, peut-être que ce n'est qu'éphémère ; mais ne dit-on pas qu'il faut profiter de l'instant présent sans se soucier du temps qui passe ? Il appelle d'un geste le serveur, qui se ramène vers eux, un sourire cordial aux lèvres. Lev est sûr qu'il ignore ce qu'il y a entre eux.
D'ailleurs, lui aussi il l'ignore. Et c'est ça qui est à la fois grisant et inquiétant, parfois. Ses yeux dérivent sur les bras musclés du tatoueur. Un frisson ébranle l'échine du russe qui se surprend à sourire tout seul, amusé lui-même.