cesare pavese a écrit:

Il arrive qu'une femme rencontre une épave et qu'elle décide d'en faire un homme sain. Elle y réussit parfois.
Il arrive qu'une femme rencontre un homme sain et décide d'en faire une épave. Elle y réussit toujours.

SORS, Y A TANT DE CHOSES À VOIR DEHORS
À FORCE DE VIVRE SANS EXISTER
SE CONTENTER DE RESPIRER
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours dansé.
Depuis que je sais marcher. Je dansais, devant la télévision, sur la chaîne de musiques. Peu importe le son, peu importe le rythme. Moi, je dansais. J'avais ça dans la peau. Je dansais pour des yeux invisibles. Je dansais pour ma mère qui ne rentrait pas très souvent. Je dansais pour mon père que je n'avais jamais connu. Je dansais. Seul, mais entouré de tous ces amis imaginaires qui venaient peupler mon esprit pour combler les fissures de la solitude.
Maman disait toujours oui à tout. Si au début, je croyais que c'était parce qu'elle voulait que je sois le plus heureux du monde, en fait je me suis aperçu plus tard qu'elle acceptait tout pour avoir la paix.
En vérité, ce que je prenais pour de l'amour n'était que de l'indifférence.
En grandissant, j'avais l'impression de découvrir que ma vie était en fait une escroquerie de but en blanc.

MAIS SI T'ES FORT, RESTE ÉVEILLÉ QUAND TOUT LE MONDE DORT
ÉCOUTE LES NUAGES PASSER, TU POURRAS LES ENTENDRE RÊVER
ET RÊVER À TON TOUR
Je dansais aussi, le jour où, à l'aube de mes dix-huit ans, je lui ai demandé :
« C'est qui, mon père ? »
Un jour, j'ai voulu savoir. Parce que ma mère était trop rarement là. Parce que je commençais à faire n'importe quoi, et j'en étais conscient, en plus. J'avais touché à l'alcool, la drogue, les filles, les garçons aussi. Maman ne disait rien. Et si je faisais tout ça pour attirer son attention, l'échec était cuisant car elle n'en avait, en fait, strictement rien à foutre. Elle a craché la fumée de sa cigarette avec nonchalance. Elle est pas méchante, Maman. Mais bon, disons qu'elle est un peu.. Je sais pas. On dirait une adolescente, qui élève un adolescent. Forcément, ça marche pas bien.
Elle aurait pu être une pote, une conquête, je sais pas. Mais elle assumait mal son rôle de mère. Il manquait quelqu'un pour la réveiller. Pour me réveiller, aussi.
« Il n'est pas ici. » Ici, en Russie, veut-elle sûrement dire. Puis elle n'a pas continué, et ça m'a énervé encore plus. J'ai cessé de danser. « Ah bon ? Et il est où alors ? En Corée du Nord ? » Elle a incliné la tête sur le côté. Souvent, elle me disait que je lui ressemblais un peu. À ce père fantôme auquel je n'avais jamais vraiment cru. « À New York. » C'était tombé comme une bombe. Comment c'était possible, à New York ?
Elle a écrasé sa cigarette. Moi, j'étais bouche bée. Alors, elle a continué d'elle-même.
« J'étais de passage à Staten Island. Pour une réunion d'affaire. J'avais à peine la majorité. Puis... je sais même plus comment je l'ai rencontré, mais on a fini dans le même hôtel, et tu as été créé. » Comme un imbécile, je reste toujours muet, puis l'incompréhension grandit en moi. « Et pourquoi tu ne m'as jamais amené le voir ? Pourquoi j'ai jamais entendu parler de lui ? » La colère dans ma voix est perceptible. Mais ma mère reste d'un calme olympien. « Parce qu'il était marié. Et qu'il avait déjà une fille, quand c'est arrivé. » Ça tombe comme une bombe.
Je suis le fruit d'un adultère. L'air me manque, la colère me tombe dessus comme un coup de massue. Ma mère était l'amante de mon père, qui avait déjà une famille. J'ai un demi-soeur que je ne connais pas, et qui ne me connait sans doute même pas. Je sais que mon père envoie des chèques tous les mois. Mais sûrement n'a-t-il jamais voulu plus entendre parler de moi que ça.
Le jour de mes dix-huit ans, je suis déjà parti, envolé, de Moscou à New-York.

SORS ET DANSE
JUSQU'À LA FUSION DE TES HANCHES
AVEC LES HANCHES DE QUI TU VEUX
Je suis en train de danser, aussi le jour où je l'ai rencontrée. Où elle m'a rencontrée, plutôt. Parce que moi, j'étais dans mon monde. Ici depuis quelques mois seulement, je n'avais pas retrouvé cette famille inconnue, mais ma nouvelle vie me plaisait. J'vis pas sur l'or, mais j'ai décroché un bon poste au conservatoire de danse de Staten Island.
Et je suis seul, dans la salle de répétitions, la tête projetée à des galaxies d'ici, pris dans la musique, pris dans mes pas improvisés, que je ne l'ai pas entendue arriver de suite. « La salle est réservée à partir de 19h. » lance une voix dans mon dos. Quand je me suis retournée, j'ai découvert une jeune femme aux cheveux blonds comme les blés et aux yeux bleus comme un ciel d'été. Elle était ravissante.
Un accent français, un charme parisien à couper le souffle. Jamais je n'avais vu d'aussi belle personne. « Il est 19h10. » ajoute-t-elle en haussant un sourcil, visiblement amusée par mon manque de parole. « Je ne savais pas qu'elle était réservée. Je m'entraîne souvent le soir, quand elle est libre. » Elle a tiqué sur mon accent, je le voyais bien. Un accent dur, qui écorche la courbe des mots, qui en fait des montagnes irrégulières. « Mais ce soir, elle n'est pas libre. » insiste-t-elle en s'avançant vers moi. Je soutiens son regard de toutes mes forces. « Est-ce qu'elle est libre pour qu'un spectateur vous observe ? C'est toujours bon d'avoir un avis extérieur ! » lancé-je, avec un sourire amusé à mon tour. Elle a croisé les bras, pris un air faussement hautain. « Un avis extérieur d'un professionnel, oui. De ce que j'ai vu, vous n'êtes qu'un amateur. » L'insulte me fait sourire. Elle me provoque.
J'adore ça. Pourtant, elle me désigne les bancs de l'auditoire. Je ne me gêne pas pour aller m'y installer.
Au bout d'une longue heure, je n'existe plus. Elle est dans son monde, elle danse pour elle-même et pour l'univers entier à la fois. Et je me plais à me dire que cette belle inconnue danse pour moi, ce soir. Je suis en training, je n'ai rien de charmant à cet instant-là ; elle est dans la même tenue décontractée, mais on dirait une princesse. On dirait moi. Piégée dans son monde. Alors, je m'avance derrière elle, dans son dos. Et attrape ses mains, d'un seul coup. Elle sursaute, je sais que je la réveille, qu'elle pose brusquement les pieds sur terre de nouveau. Mais elle ne se retourne pas.
Elle sait que c'est moi. Je commence à danser, elle suit mes mouvements.
Puis les rôles s'inversent. Si tout est improvisé, on dirait qu'on a répété ça pendant des mois tant on est synchronisés.
« Vous êtes fascinante. » Elle me sourit. Rougit un peu, cette fois. Signe que ça la touche. Ça me fait sourire à mon tour. « Je peux vous offrir un dîner...? » Je lui lance un regard interrogateur. « Aurore », répond-elle alors. « Aurore. Moi c'est Lev. »
Deux étrangers. Deux inconnus, qui n'auraient peut-être jamais dû se croiser. Non, j'aurais peut-être dû l'éviter, j'aurais peut-être dû quitter la salle dès qu'elle a pris ma place. Rien n'aurait commencé.
Rien n'aurait fini. Mais il est des êtres dont le destin est de se croiser, sûrement.
Deux perdus, en orbite d'une planète brouillonne.
Mais deux perdus ne font pas un trouvé.

SORS ET DANSE
COMME SI DEMAIN T'AS PLUS DE JAMBES
COMME SI DEMAIN T'AS PLUS DE MAINS
Elle n'est avec moi que du jeudi au dimanche. Elle danse la première moitié de la semaine à Los Angeles ; l'autre moitié à Staten Island. Du coup, je ne l'ai avec moi que la moitié du temps. Mais ça a quelque chose de réjouissant. On a toujours du plaisir à se retrouver, on a des choses à se raconter, on a le temps de s'aimer, de faire l'amour, et figurez-vous qu'en six mois, on a même le temps de se fiancer.
On a même le temps et le loisir d'aller trop vite. De brûler les étapes parce qu'on veut brûler la vie avant qu'elle ne nous consume elle.
J'ai toujours pensé que c'était la vie qui allait me consumer. Et non une femme.
Et ce que j'imaginais encore moins, c'est que la flamme qui allait avoir ma perte portait le doux nom d'une princesse, qu'elle avait des allures de femme fatale, et qu'elle avait été à moi, huit longs mois.
Enfin, moins à moi que ce que je pensais, en fait.
« Pour une fois, tu peux pas revenir le mercredi ? Faudrait que tu voies ça, ils se donnent en spectacle mercredi après-midi, ils sont inspirants. » Je parle de danse. Encore. Peut-être que je parle trop de danse. En ce moment, ça va moins bien entre nous. La vérité, c'est qu'elle me manque cruellement quand elle est loin de moi.
Je lui ai tout ouvert. Mon corps, mon coeur, mon âme. Elle sait tout de moi, de mes vices à mes failles. De mon adolescence chaotique à mes histoires de familles impossibles. Tout.
Mais elle, elle m'avait caché un détail énorme.
« Ecoute, Lev, faut que je te dise quelque chose. » Elle a un ton dur, froid, de ce ton presque agressif qu'ont les français lorsqu'ils essaient d'être distants. Je l'écoute sans rien répondre, parce que ça annonce quelque chose de mauvais. Peut-être que je suis trop présent, trop insistant, trop envahissant.
« Si je suis absente du lundi au jeudi, ce n'est pas parce que je danse. Je vais bien à Los Angeles. Mais parce que je suis mariée. » Ça me tombe dessus comme un seau d'eau glacée. Avec les glaçons en prime qui me font des bleus au coeur.
Elle est mariée. Depuis huit mois, en gros, elle se tape ici un petit jeune ( j'ai oublié de dire qu'elle a trois ans de plus que moi ) quand elle vient y danser, pour passer le temps. Je pense à nos bons moments, je pense à nos ébats, je pense à ses belles paroles, je pense à nos fiançailles. Tout ça, ça se place où alors ? Je reste muet, je suis trop abasourdi pour oser parler, alors elle continue. Et elle semble avoir lu dans mes pensées. « Il vaut mieux qu'on arrête tout. Tout ça c'était... » Elle ne finit pas sa phrase, et la colère jaillit de mes lèvres comme la lave d'un volcan en éruption. « C'était quoi ? Vas-y, dis-le ! » Elle me regarde presque froidement.
Comme si elle n'en avait strictement rien à foutre du fait qu'elle a fait de mon coeur du papier mâché et qu'elle est en train d'en faire des lambeaux qu'il ne lui reste qu'à cramer. « C'était rien. »
Elle m'achève. Brûle mon coeur de papier, et mes souvenirs caramélisés qui vont noircir. Je ne réponds même pas, je n'arrive pas à pleurer non plus. Elle m'a balancé une bombe dans le cerveau. J'y vois plus rien. Et j'y verrais plus pendant longtemps, je le sais. Elle dépose silencieusement sa bague de fiançailles sur la table. Selon moi, si elle n'avait pas cru un minimum à notre relation, elle n'aurait jamais accepté ça il y a deux mois, si ? J'en sais rien. J'veux pas savoir. J'veux pas savoir si elle est vraiment encore pire que l'image qu'elle vient de me dévoiler d'elle. Elle quitte l'appartement sans un bruit. Elle n'y a rien laissé. Comme si elle n'était jamais passée par ici, par ma vie, comme si elle ne m'avait pas renversée non plus. Elle a quitté son poste au conservatoire, elle a disparu d'un seul coup, comme si elle n'avait réellement jamais existé.
Je ne l'ai jamais revue.


COMME S'IL N'Y AVAIT PLUS DE DEMAIN MATIN
POUR RÉVEILLER LES MONSTRES
QUI SOMMEILLENT EN CHACUN DE NOUS
DONT ON NE SAIT PAS SE DÉFENDRE
QUI FONT DE NOUS L'ESCLAVE DE TOUT
Il a fallu se remettre en marche. Réveiller la machine, retrouver les habitudes d'une vie fade et solitaire. D'une vie guidée par la danse, uniquement, à qui je vouais mon plus grand amour. Le seul, l'unique. Je me suis juré de ne plus le donner qu'à elle, qu'à cette passion qui, j'en étais sûr, ne me trahirai jamais, elle.
Alors, j'enchaîne les aventures. Sur fond de pas de danse, sur fond de danse des corps dénudés, une chorégraphie mêlant les dangers de la nuit et l'adrénaline de l'inconnu. Toujours des inconnus. Hommes, femmes, peu importe.
Il faut juste qu'ils soient inconnus, et qu'on ne se revoie jamais. Il y a quelques exceptions, bien sûr. Mais depuis Aurore, je suis devenu un sacré trouillard. Dès que ça menace de devenir sérieux, je me barre.
Et je peux pas lutter contre ça.

ALLEZ, FAIS COMME MOI ET DANSE
JUSQU'À LA FUSION DE TES HANCHES
AVEC MES HANCHES, SI TU VEUX
« Lev, faut que tu me rendes un service, j'peux pas aller distribuer le courrier demain matin, tu peux y aller à ma place ? » C'est bien parce que je manque un peu de fric en ce moment que j'ai accepté. Quelle idée. Me voilà en train de déposer des journaux dans des boîtes aux lettres. Mon dieu, passionnant.
Je frappe à l'une des baraques – de luxe, le genre de truc que je n'aurais jamais quoi – et la jeune femme qui m'ouvre va venir encore une fois bouleverser toute ma journée.
« J'ai besoin de vous. » Je la suis. Elle m'ordonne de me changer, et me donne même des fringues bien plus classes. Je ne sais toujours pas dans quoi je m'embarque lorsque ses parents rentrent et qu'elle me présente comme.. « ... mon fiancé ! » J'en reste bouche bée, autant que les parents je crois.
Depuis, elle est injoignable. Enfin, elle me contacte seulement lorsqu'il faut satisfaire ses parents qui désirent me voir. Je dois jouer la comédie d'un amour parfait avec cette parfaite inconnue. Mais on apprend à se connaître, peu à peu.
Pourtant, la douleur qu'a laissée Aurore derrière elle est toujours là, au creux de ma peau, comme un hameçon. Un filet, qui m'empêche de vivre pleinement.

Hola beau gosse

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